Je vous propose un petit exercice : arrêtez-vous un moment. Oubliez la pandémie et sortez de l’effervescence de Noël, que nous vivons malgré la Covid. Des illuminations et marchés de Noël, des centres commerciaux…
Cherchez Nagbaraka sur la carte. Et essayez d’imaginer cet endroit. Un indice. Nagbaraka fait partie du très « select » club des neuf pays les plus violents au monde, dans lesquels l’ONU déconseille de se rendre en toutes circonstances. Nagbaraka se trouve dans le deuxième pays le plus pauvre de la planète, alors qu’il déborde de richesses naturelles. Cherchez sur Google. Vous ne trouverez pas Nagbaraka. Un coin perdu et éloigné en Afrique centrale qui n’existe pas pour nous, et encore moins s’il n’existe pas pour Google.
C’est en ce lieu appelé Nagbaraka, en République centrafricaine, que Monseigneur Juan José Aguirre, un missionnaire combonien espagnol, a passé Noël (« avec mon peuple »). Même s’il porte le nom basque d’une légende de l’évangélisation américaine, il est en réalité originaire de Cordoue et se consacre à l’Afrique depuis des décennies.
Juanjo Aguirre est évêque de Bangassou, une ville située aux confins du Congo, près du cœur des ténèbres décrit par Joseph Conrad et qu’il vit au quotidien depuis 25 ans : « Je suis heureux d’avoir passé ma vie ainsi. Si je renaissais, je serais à nouveau missionnaire ».
La République centrafricaine répète le cocktail explosif d’autres régions d’Afrique noire : des luttes tribales primitives mêlées aux guérillas (politiques ou religieuses) les plus sanguinaires, armées par des sociétés et des gouvernements de notre premier monde qui les excitent dans l’ombre pour spolier les Africains de leurs ressources naturelles. Les mines sont la clé. Les ressources utilisées pour fabriquer toutes sortes de produits, de l’or aux diamants en passant par les pneus, les téléphones portables, les ordinateurs et, aujourd’hui, les véhicules électriques qui nous permettent de vivre dans le respect de l’environnement. Contrôler ces mines, c’est posséder le monde. C’est la grande guerre silencieuse qui se déroule dans de nombreuses régions du monde. Surtout en Afrique.
Nous avons parlé à Mgr Aguirre, qui venait de rentrer dans son diocèse de Bangassou en provenance de Nagbaraka : « C’est une communauté de seulement 50 personnes dans la jungle. Ils étaient très heureux quand je leur ai dit que j’irais là-bas dire la messe la veille du 24 décembre et de Noël ». La joie des gens était telle qu’« ils m’ont préparé un poulet pour le dîner, même si la chose la plus importante était la messe ». Aller à Nagbaraka, c’est faire plusieurs heures de voiture sur des routes extrêmement dangereuses où la vie et la mort – à la merci des groupes violents et des militaires – ont peu de valeur. Si nous étions morts là-bas, personne ne l’aurait su.
« Je suis arrivé tôt et j’ai confessé. À 18 heures, nous avons commencé la messe et les chants dans leur langue, le sango. Une petite chapelle au milieu de la jungle, entourée de verdure, chantant Adeste Fideles… Imaginez ça. Ils avaient fait une crèche avec quelques figurines d’argile parce que cela les impressionne, cela les frappe vraiment, que personne n’ait donné à Marie et Joseph un endroit où loger à Bethléem et qu’ils aient dû se contenter d’une mangeoire. Pour eux, c’est très important et ils disent… Je dois les accueillir… Et ils le font dans leur cœur », dit Mgr Juanjo Aguirre. « Je vis ici avec eux l’essence de Noël. Tout ce qui est superficiel disparaît. Tout ce qui reste, c’est le mystère de Noël. Ce qui reste, c’est le regard de la tendresse dans un endroit comme celui-ci, où il manque si souvent ».
Monseigneur Aguirre se souvient : « Lorsque je passais devant les postes de contrôle militaires sur le chemin de Nagbaraka, je pensais aux soldats d’Hérode cherchant l’Enfant, tuant des enfants, comme cela se passe ici. Ce que nous avons fait, c’est tout oublier : la violence que nous subissons, les soucis… Nous avons fait une sorte de catharsis émotionnelle et de tendresse pour pouvoir approfondir et nous plonger dans l’esprit de Noël ».
« Il y a une guerre larvée, de faible intensité, mais très meurtrière, qui se déroule ici », déclare Monseigneur Aguirre. Cela fait dix ans que cela dure. « On utilise le feu, en brûlant les villages ; le viol pour générer la terreur avec des viols collectifs sur les places des villages ; la faim, en coupant les routes pour que l’approvisionnement n’atteigne pas les villages et que les gens meurent de faim. Ceux qui souffrent, ce sont les gens simples, le peuple ».
L’arrivée – il y a dix ans – de mercenaires islamistes venus du Tchad, de Libye et du Soudan a rempli le pays de sang et d’orphelins. Du sang chrétien, surtout. La guérilla djihadiste de la Selekaa a conquis le pouvoir et la ville de Bangassou, la ville de l’évêque Aguirre. Aux meurtres, abus, viols, émasculations et mutilations horribles d’hommes, de femmes et d’enfants, la guérilla dite Anti-balaka a répondu dans la même veine. Œil pour œil. Les chrétiens pourchassant les musulmans. Et au milieu de ce délire violent, Monseigneur Aguirre, qui tente d’apporter la paix.
Lorsque Bangassou a été libérée de la Seleka, Monseigneur Aguirre a hébergé 2 000 musulmans dans sa mission catholique pour éviter qu’ils ne soient passés par les armes. Il les a protégés pendant quatre ans et demi dans sa mission entourée par les Antibalaka, jusqu’à ce que l’ONU (toujours aussi vague, lente et inutile) se décide à les reloger dans une zone sûre.
Les réfugiés musulmans ont remercié Mgr Aguirre en pillant la mission à leur départ : « Ils ont tout pris. Cela a duré quatre ans. Cela a bouleversé toute notre vie et nos projets, mais Dieu soit béni ! – s’exclame-t-il – parce que nous avons pu leur sauver la vie… tant de vies !… En partant, ils ont vidé le séminaire où nous les avions logés. Ils ont tout volé : même les portes et les fenêtres, les tables, les interrupteurs… Ils nous ont laissés nus comme le Christ au Calvaire.
Mgr Aguirre voit le Christ dans chaque étape de sa vie : « Nous nous sommes laissé piller parce que nous pensions qu’ils en avaient peut-être plus besoin que nous. Et nous avons dit : nous ne les dénoncerons pas. Nous allons pardonner car là où il y a le pardon, il y a Dieu. Ici aussi, en Afrique ».
Pour Mgr Aguirre, ces quatre années avec des réfugiés musulmans qui leur rendaient la vie impossible dans leur propre mission ont été « une expérience dure mais belle ». Il n’a jamais pensé à les livrer malgré les déconvenues constantes : « Nous en avons retiré de nombreuses valeurs, cela nous a rendus heureux et nous a rendus meilleurs. En silence, nous remercions Dieu d’en être sortis vivants. Dieu aime le silence. Dieu est le silence. Et en silence, nous lui disons que nous avons accueilli ces 2 000 frères et sœurs musulmans en son nom ».
Monseigneur Aguirre se souvient que, l’année dernière, Noël avait été « sanglant et très, très dur », à la merci des seigneurs de la guerre « qui nous ont piétinés ». Un an plus tard, les célèbres mercenaires russes du groupe Wagner, envoyés par Poutine, contrôlent la région : « Les paramilitaires russes d’une agence appelée Wagner sont arrivés et ce sont eux qui nous ont aidés. Bien plus que l’ONU et ses soldats marocains. Ils ont chassé les seigneurs de la guerre. Ce sont eux qui nous ont permis de vivre ce Noël en paix. Ni l’ONU, ni les Français, ni personne d’autre ». Les Wagner ont imposé leur loi par le sang et le feu partout où ils sont passés dans le monde au service des intérêts stratégiques du Kremlin. Ils sont presque un caprice personnel de Vladimir Poutine.
Mgr Juanjo Aguirre vit et voit de ses propres yeux les intérêts géostratégiques inavouables des grandes puissances mondiales à la recherche des ressources naturelles du pays. « Il y a des groupes très violents qui empêchent nos prêtres d’aller dire la messe dans la zone frontalière du Cameroun. Ils utilisent des bombes fabriquées en Belgique. C’est étrange, mais c’est comme ça. En Belgique ».
Mgr Aguirre a vu passer des Russes, des Chinois, des Saoudiens, des Qataris… Chacun cherchant sa part du gâteau (« des prédateurs qui viennent tout voler ») : « Les Russes ne sont pas des Fils de la Charité. Ils le font par intérêt personnel. Lithium, magnésium… ». Il dénonce le fait que la guérilla islamiste est armée et financée par l’Arabie saoudite et les Émirats : « J’ai honte de voir des clubs de football espagnols avec ces logos sur leurs maillots ».
Monseigneur Juanjo Aguirre n’a pas besoin de lire une revue savante d’analyse internationale pour savoir ce qui se passe en Afrique centrale :
« Nous sommes devant des intérêts politiques énormes… Des millions et des millions de dollars et d’euros passent sous mon nez. On les sent, mais rien n’arrive jusqu’au peuple. Ils passent par des organisations internationales, par des ONG, par les dirigeants corrompus de ces pays qui les gardent pour eux. Les gens simples, les pauvres gens avec qui je suis n’en voient rien ». De Cordoue, la Fondation Bangassou l’aide avec tout ce qu’elle peut réunir pour son travail missionnaire, et pas seulement contre la guerre. La faim et le sida continuent de décimer l’Afrique. Mgr Aguirre et la Fondation ont construit des hôpitaux et des écoles. Et ils ont créé des projets d’éducation et de coexistence pour que les nouvelles générations puissent vivre sans rancune, en oubliant la souffrance.
Mgr Juanjo Aguirre sait qu’en plus de la guerre du coltan pour nos portables, ordinateurs, drones…, il y a maintenant la guerre des minerais nécessaires à la production de masse des batteries de voitures électriques. Notre premier monde « durable » en « transition énergétique » et « écologique » contre le « changement climatique » nait – aussi – avec le sang et la pauvreté de l’Afrique. Comme toujours. « Le monde est ainsi fait. C’est comme cela que nous l’avons fait », déclare Mgr Aguirre. Et son humilité le conduit à ajouter : « Et c’est aussi comme ça que j’ai fait ».
Mgr Juanjo Aguirre est un homme à la voix calme, mais extrêmement déterminé face à l’injustice. En 2017, il s’en est pris au secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres lorsque celui-ci s’est rendu dans le pays pour lui dire que les soldats marocains de l’ONU violaient systématiquement les femmes et les filles. M. Guterres – qui s’ajoute à la liste des bureaucrates et des profiteurs qui ont occupé ce poste – ne lui a accordé que cinq minutes sur le tarmac de l’aéroport avant de partir, et ce après de nombreuses pressions, bien sûr. Monseigneur se souvient encore de la réponse de M. Guterres lorsqu’il lui en a parlé. Il a dit : « Vous ne dites rien ! Le roi du Maroc va être très contrarié s’il l’apprend ». Et il a pris l’avion et est parti. Et l’on n’a plus jamais entendu parler de lui jusqu’à ce que l’affaire soit relatée dans la presse internationale et qu’il doive s’excuser. À ce jour, M. Guterres continue de vivre dans le luxe aux frais de l’ONU et les soldats marocains sont toujours en Centrafrique.
Beaucoup voudraient que la voix – gênante – de Mgr Aguirre s’éteigne. « Vous n’avez pas peur de la mort ? » lui ai-je demandé la dernière fois que je l’ai vu à Madrid. C’était juste avant la pandémie et peu après l’assassinat d’un prêtre au poste de contrôle. Deux ans plus tard, je répète la question et la réponse est la même : « Qu’est-ce que je t’ai dit alors ? J’ai peur, comme tout le monde, quand les balles me sifflent aux oreilles. Mais Dieu seul sait quand mon heure viendra. Pourquoi devrais-je m’inquiéter ? Je suis tranquille. Il le sait déjà ».
C’est Mgr Juanjo Aguirre, un Espagnol au cœur des ténèbres : « Je leur apporte un message de foi et d’espoir. Je leur dis : ne jetez pas d’huile sur le feu. Demain, tout ira mieux ».
Dans sa lettre de Noël à la Fondation Bangassou, Mgr Aguirre déclare : « Je sens un avant-goût de Noël quand je vois mon peuple désespéré, brisé de l’intérieur par l’absence d’avenir, prêt à traverser le trou noir du Sahara pour atteindre le cimetière bleu de la Méditerranée et faire le saut vers l’Europe. Comme la famille de Nazareth qui a dû fuir en Égypte pour éviter une mort certaine face au pouvoir politique de l’époque. Si l’Afrique avait des industries et du travail, ils n’auraient pas à fuir ».
Et il conclut : « Je sens Noël dans cette terre d’Afrique noire où je vis, où l’esclavage est à l’ordre du jour. Comme en Libye. Des hommes et des femmes fuyant l’Afrique centrale et vendus comme des bêtes. Comme à l’époque de Saint Daniel Comboni (fondateur des Missionnaires Comboniens au XIXe siècle). Je le sens quand des voix enfantines chantent un Noël chaud qui coïncide avec la saison sèche ; des rêves de paix et de pain, un Noël chanté au rythme du tam-tam, une catharsis collective d’amour, sans cadeaux ni étrennes. Juste emplis de foi ».
Vicente Gil Publié le 29/12/2021 dans OK Diario