Les Africains qui mettent leur vie en danger, en essayant de traverser le Sahara et la Méditerranée, choisissent-ils de migrer ou de rester ? Ont-ils vraiment le choix ?
Souvent entassés dans des embarcations de fortune ou des bateaux en mauvais état, les migrants ne perçoivent pas toujours qu’ils mettent leur vie en danger. Différents responsables politiques, économiques et religieux, en Afrique comme en Europe, n’osent pas toujours répondre à la question suivante : pourquoi tant de jeunes risquent-ils leur vie en essayant de traverser la Méditerranée ?
Les personnes qui quittent leur pays le font souvent malgré elles. Elles fuient un pays en guerre, une situation de chômage, de détresse ou de pauvreté, pour tenter de « sauver leur peau » ou d’améliorer leurs conditions de vie. Pour de nombreux « migrants en puissance », leur vie n’a plus de sens s’ils continuent à vivre la situation qui est la leur. Le suicide serait-il une solution ? Non, si la tentative échoue, la nouvelle situation risque d’être pire que la première. De plus, la vie est si précieuse qu’il est préférable de tenter d’en améliorer les conditions, y compris en la mettant en danger. Suis-je en train de justifier le risque que prennent les « migrants en puissance » ? Non, j’essaie de comprendre.
Les dirigeants européens peuvent-ils augmenter leur budget de coopération avec l’Afrique et diminuer celui de la lutte contre la migration clandestine ? Si les candidats au départ peuvent rester chez eux, ils le feront. Cela sera possible, si l’Europe donne plus de moyens aux associations et aux entreprises africaines qui travaillent vraiment pour le bien-être des populations africaines. Des négociations seront sans doute nécessaires entre dirigeants, pour éviter les détournements, afin que les fonds octroyés parviennent directement aux entreprises et associations des bénéficiaires. Celles-ci devraient mieux rendre compte des actions menées auprès des populations et ces dernières pourraient davantage contrôler la manière dont les fonds sont utilisés. Nous savons qu’il est difficile de lutter contre la corruption et les détournements des fonds publics.
De nombreux gouvernants africains peinent à régler les problèmes de développement, d’éducation, de formation, de santé, de sécurité et de corruption. La bonne gouvernance des pays africains fait sûrement partie des solutions aux drames de la Méditerranée et aux problèmes de l’immigration.
La Méditerranée, « berceau de la civilisation », s’est transformée en « tombeau de la dignité ». C’est le cri étouffé des frères et sœurs migrants, auquel le pape François a voulu consacrer son attention en réfléchissant sur l’image que nous offre Marseille, celle de son port.
Le Pape précise à Marseille, le samedi 23 septembre 2023, que la Méditerranée « porte en elle une vocation mondiale à la fraternité, vocation unique et unique voie pour prévenir et surmonter les conflits ». Il faut que cette mer « redevienne un laboratoire de paix. Car telle est sa vocation : être un lieu où des pays et des réalités différentes se rencontrent sur la base de l’humanité que nous partageons tous, et non d’idéologies qui opposent ».
Plus le nombre de migrants qui meurent dans la Méditerranée augmente, plus nous devrions être choqués, mais l’indifférence nous guette. Ces migrants qui arrivent en Europe sont « des frères dont nous devons connaître l’histoire, et non des problèmes gênants, en les expulsant, en les renvoyant chez eux ; il consiste à les accueillir, et non les cacher ; à les intégrer, et non s’en débarrasser ; à leur donner de la dignité. Et Marseille, je veux le répéter, est la capitale de l’intégration des peuples. C’est votre fierté ! Aujourd’hui, la mer de la coexistence humaine est polluée par la précarité qui blesse même la splendide Marseille. Et là où il y a précarité, il y a criminalité ». Ces paroles du Pape, comme le « cri étouffé » des milliers de morts, nous interpellent.
Le Pape s’interroge : « Qui aujourd’hui est proche des jeunes livrés à eux-mêmes, proies faciles de la délinquance et de la prostitution ? Qui les prend en charge ? Qui est proche des personnes asservies par un travail qui devrait les rendre plus libres ? ». Ces questions sont aussi posées aux responsables politiques, économiques et religieux des pays africains.
Que faisons-nous, en Europe comme en Afrique, pour ces jeunes livrés à eux-mêmes, sans travail, sans formation ? Qui les prend en charge ? Souvent, les jeunes qui partent sont convaincus qu’ils ne peuvent plus choisir de rester chez eux, car ils n’ont plus leur place dans la société. Personne ne s’inquiète de les voir au chômage. Parfois, ils sont encouragés par leurs proches, car le pays se dégrade et les injustices s’accroissent. En réalité, ils ne peuvent pas choisir de migrer ou de rester. Courageux, ils sont contraints soit de rester en se battant contre la défaillance étatique, soit de partir ; défaitistes, ils se contentent de végéter.
Le Pape s’inquiète : « Plusieurs ports méditerranéens, en revanche, se sont fermés. Et deux mots ont résonné, alimentant la peur des gens : « invasion » et « urgence ». Et on ferme les ports. Mais ceux qui risquent leur vie en mer n’envahissent pas, ils cherchent l’hospitalité, ils cherchent la vie. Quant à l’urgence, le phénomène migratoire n’est pas tant une urgence momentanée, toujours bonne à susciter une propagande alarmiste, mais un fait de notre temps, un processus qui concerne trois continents autour de la Méditerranée et qui doit être géré avec une sage prévoyance, avec une responsabilité européenne capable de faire face aux difficultés objectives. Je regarde, ici, sur cette carte, les ports privilégiés pour les migrants : Chypre, la Grèce, Malte, l’Italie et l’Espagne… Ils font face à la Méditerranée et accueillent les migrants ».
Et le Pape d’évoquer les problèmes d’injustice, des « rivages où, d’un côté, règnent l’opulence, le consumérisme et le gaspillage et, de l’autre, la pauvreté et la précarité ».
Comment nous laisser interpeller pour lutter contre les injustices, les problèmes liés aux pays en développement, à l’instabilité politique et à l’insécurité ? Les fossés ne sont pas seulement profonds entre l’Afrique et l’Europe ; riches et pauvres cohabitent aussi dans les pays africains.
Le devoir de solidarité et celui de la justice sociale viennent s’ajouter, en le précisant, au devoir de charité universelle. Les réfugiés et les migrants de toutes conditions sont, très souvent, poussés hors de leur pays par la persécution ou par le manque, par divers besoins fondamentaux insatisfaits. Ils sont contraints d’abandonner leur patrie, les personnes qui leur sont chères, pour se rendre en terre étrangère.
Comment pouvons-nous collaborer avec les pays d’origine des migrants, afin que les jeunes puissent y « choisir de migrer ou de rester » ?
De l’autre côté de la frontière ou des frontières vivent des frères et sœurs. Notre monde a besoin de fraternité, de partage, d’espérance, et de dialogue interculturel et interreligieux. Ce dialogue doit prendre en compte la valeur de la laïcité. « Que l’amour fraternel demeure. N’oubliez pas l’hospitalité… » (He 13, 1-2). Nous sommes invités à accueillir, mais aussi à soutenir de petites structures ecclésiales, des associations qui aident diverses personnes à mieux vivre, en les formant, en assistant affamés et assoiffés, étrangers et malades, prisonniers, bref des personnes démunies (Mt 25, 44-45). C’est ce que l’association Aide aux Églises d’Afrique essaie de faire, grâce à vos dons. Merci pour votre engagement.
Pierre Diarra, théologien, administrateur de AEA,
Consulteur du Dicastère pour le dialogue interreligieux